04 mai 2010
Travailler en bleu
Participation à l'édition du catalogue de la plasticienne Annie Perrin, autour de la question de l'identité au travail.
Du bleu à l'âme, à l'âme du bleu de travail !
Ayant fait le choix du fil pour médium originel, Annie Perrin tisse sa toile de plasticienne en marge des seuls diktats esthétiques au profit du sens, des sens multiples qui se déploient au cours de ses différentes mises en espace. Pour elle, le fil est à la fois symbo le du lien – témoin d'un cheminement, d'une rencontre, reflet d'une intention – ainsi que trace des pleins et déliés d'une histoire en train de se dire, comme en témoignent le kilomètre de tricotin rouge dont la veine irrigue le cœur de l'une de ses installations (à La Résidence à Dompierre-sur-Besbre) ou les toiles et vêtements qui sont depuis tout temps à la fois objets et sujets de sa réflexion. […]
Au préalable, il y a l'attention particulière qu'elle porte à la matière première, au vécu de la toile brute, usée, déchirée, éprouvée par le temps, une toile qui dépeint, un uniforme qui informe, qui révèle les êtres de chair qui le portèrent. Puis, il y a le geste, acte créateur né de la découverte de la matière-même lorsqu'elle s'emploie laborieusement à trier, plier, déplier, laver, coudre… Ce faisant, dans la similitude avérée entre le geste de l’ouvrier dans une usine et le geste de fabrication de l'œuvre plastique, deux réalités s’entrecroisent et se retrouvent, tandis que les corps se ploient et s’usent. Au toucher, elle pénètre les arcanes de vies passées, enregistre le quotidien d'existences vouées au labeur, s'accorde à une préoccupation sociale majeure, celle du travail.
Ainsi, loin des sphères éthérées, son inspiration artistique est-elle profondément reliée au contexte social, un contexte qui lui donne sens et dont elle est le miroir. “Travailler en bleu” est une réponse aux “délocalisations” qui depuis plusieurs années ont bouleversé l'univers du travail. Tout comme l'œuvre, à la fois ouverte et fermée, le bleu de travail – nom générique et symbolique du vêtement-uniforme –, voile autant qu'il dévoile les stigmates d'un monde en profonde mutation. Par la répétition et l'accumulation de quelque 2 000 vêtements, l'installation nous parle d'anonymat, les paquets entassés à même le sol rappellent ce à quoi est exposé l'homme derrière l'uniforme : le repli sur soi, la mobilité imposée, le départ précipité, la mise à l'écart par le chômage… Dans l'espace artistique déployé, la réalité se dit, se redit et s'invente, elle est proprement réincarnée.
Quant au lieu, il est l'un des acteurs majeur de ce travail, un gage de son renouvellement, de sa vitalité. Tout comme l'objet manufacturé dessine le geste, le lieu d'installation et les rencontres qu'il génère décident de l'œuvre. La mise en espace est une mise en abîme du sujet. Depuis 2005, “Travailler en bleu” a vu le jour une première fois à la galerie Empreintes, en collaboration avec Laurent Lunati, puis une seconde fois en 2009 à La Résidence à Dompierre-sur-Besbre, dans les locaux d'une ancienne scierie – fort lieu de résonance si l'on songe à tous ceux qui passèrent là une grande part de leur vie à travailler. En tant qu’artiste, Annie Perrin s’adapte à l’environnement dans lequel elle se trouve, assimile les contraintes jusqu'à les transformer. Inscrire son travail sur le territoire est pour elle essentiel, c'est là que s'accomplit l'épreuve d'une présence. Véritable point d'intensité, le lieu trace “une circonscription vibratoire, un cercle pulsatif(1)” où l'expression prend toute sa dimension artistique.
Corinne Pradier
(1). La Parole et le Lieu, topique de l'inspiration, Jean-Marc Ghitti, éd. de Minuit, 1998.
11:02 Publié dans /// communication | Commentaires (0)
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